Passage n°2 ⛰️ Montagne excluante

Les mécanismes de la distinction sociale en montagne, des pratiques élitistes

S’il y a bien un truc qui m’agace dans les “commu” de manière générale, c’est le sentiment d’appartenance qui fait naître (souvent) une distinction sociale et un mépris de celleux qui n’ont pas les codes. Je l’ai vécu dans des communautés dites “musicales”, qu’il s’agisse du hard core ou de la techno. Je le vois à l’oeuvre dans la course à pieds, dans le cyclisme, et en montagne. Alors voilà. J'espère que vous apprécierez cette 2e édition.

Les montagnes représentent 23% du territoire français. Elle est l’une des destinations privilégiées par les Français·es pour leurs vacances. Que dis-je ? La destination privilégiée des 50% des Français·es qui peuvent partir en vacances, ce n’est pas le cas des 50% restants.

L’Ariège, département situé sur le massif des Pyrénées, est le 2e département le plus pauvre de France après la Seine-Saint-Denis.

Pourtant, son attrait touristique et ses activités liées, comme l’alpinisme, la randonnée ou le ski sont des activités considérées élitistes.

“Le goût, c’est le dégoût des autres.”

La distinction sociale, théorisé par Pierre Bourdieu, désigne le fait que l’individu ou la communauté se distingue des autres par ses capitaux : économiques, sociaux, culturels et symboliques. Elle se performe par ce qu’il appelle des habitus : des règles, des manières de se comporter, de consommer, des goûts.

La montagne est au coeur de ce phénomène, à la fois par la distinction au coeur de la littérature et de l’art, du tourisme et du sport.

Et tiens donc, Pierre Bourdieu parlait même des activités d’altitude en 1979 :

Je me suis amusé à décrire les goûts de ce que j'appelle la petite bourgeoisie nouvelle : culture libérée, libre, avant-garde, etc. Je suis tombé sur un magazine qui s'appelle “Catalogue des ressources”. C'est un truc en trois volumes, fort cher, destiné aux jeunes gens qui veulent faire du ski de randonnée, voyager en roulotte, tout ce qui est en marge, qui est nouveau. Le style vert : randonnée verte, etc. Toutes les choses mentionnées là-dedans vont très bien ensemble. C'est à dire que préférer telle ou telle cuisine n'est pas sans rapport avec le fait de préférer telle ou telle musique.”

Pierre Bourdieu

Consommation ostentatoire, l’effet “Vieux Campeur” ;)

Je vais passer l’effet “consommation ostentatoire”, celle qui m’a amenée à entendre de vieux gars me dire “quoi, t’as un sac Quechua ?” tout en me listant leur matos hypra chers et acquis au Vieux Campeur.

L’équipement et le matériel de montagne est un sujet à part entière, et notamment son PRIX qui rend parfois son activité inaccessible. On a même théorisé “l’effet Veblen”, où l’intérêt augmente avec le prix d’un produit.

J’ai donc fait le choix de ne pas m’attarder sur le sujet ici, car il y a de quoi remplir toute une newsletter (et ça m’énerve, donc je le ferai).

La marche en “plein-air”, une pratique d’élites dès ses débuts

Au 18e siècle, le mouvement du romantisme s’inspire et met en valeur la nature et le plein-air, en témoigne Les rêveries du promeneur solitaire, de Jean-Jacques Rousseau. Les aristocrates s’essaient à la “promenade” dans leurs jardins français, clôs et inaccessibles aux autres classes sociales.

Et c’est au 19e siècle qu’apparaissent les premiers clubs sportifs : la Société Nautique en 1859, l’Alpine Club en 1874 et le Touring Club en 1890. Ce sont donc les classes artistocrates, puis bourgeoises qui prendront le pas vers la marche en nature, et la montagne.

Et nous verrons plus bas son héritage (encore très présent) aujourd’hui, notamment dans l’alpinisme 🙂

Le tourisme de masse, toujours montré du doigt

Avec la démocratisation du tourisme dans les années 1960, l’arrivée du tourisme de masse et de la construction d’infrastructures sur les côtes et nos montagnes, le voyage et les grandes aventures ne sont plus l’apanage des plus riches. Mais bref, je ne vais pas vous refaire un récit de cette Histoire.

Et je ne vais pas non plus parler de son impact écologique 💩

Mais ce qu’on note, c’est que le tourisme est au coeur de la distinction sociale.

On montre du doigt le tourisme de masse contrairement à l’écotourisme ou le tourisme durable. On prône l’authenticité et l’accès privilégié à certains lieux. L’écosystème montagnard s’y prête plus particulièrement, par son côté sauvage et “pur”.

Les vacanciers dits “montagnards” sont les plus sportifs : 10,8% des Français qui choisissent la montagne déclarent avoir comme but principal de pratiquer une activité sportive, loin devant celleux qui vont à la mer (4,5%) ou la ville (1,4%).

Une préoccupation qui répond au principe de “capital corporel” :

La santé se présente comme principe organisateur de la vie sociale quand, associée à un certain hygiénisme de fait, elle est souvent citée dans les motivations principales d'une pratique physique régulière. L'intérêt actuel "porté au corps, l'aspiration à la beauté physique, les réflexions sur le bon usage du temps libre et des vacances (Y. Barel, M. Butel, 1988) justifient un ensemble diversifié d'exercices. Le capital corporel, significativement identifié, est l'objectif avoué. Il s'agit selon les cas de le constituer, de le conserver ou de le restaurer par l'exercice promu au rang de moyen.

DIENOT, Josy ; THEILLER, Didier. Chapitre 1. Les pratiques sportives de pleine nature en montagne In : Les nouveaux loisirs sportifs en montagne : Les aventuriers du quotidien [en ligne]

Sociologie du sport en montagne

Alors le sport ? Oui. Et la montagne en devient un véritable terrain de jeu : alpinisme, trail, VTT, ski, randonnée, canyoning…

Mais le sport, lui non plus, n’échappe pas aux règles d’élitisme.

D’abord parce que la pratique sportive reste une pratique de privilégiés, selon cet article de l’Observatoire des inégalités.

Mais aussi, dans sa pratique en tant que telle. Christian Porciello, sociologue du sport, reprend la théorie de Bourdieu. Il démontre que plus un sport se vulgarise, plus les élites cherchent à le déplacer pour recréer de la rareté.

C’est le cas du ski. Quand le sport commence à se démocratiser, les classes sociales plus favorisées vont créer de nouvelles pratiques dérivées : ski de randonnée, ski hors-piste, ski extrême, hélicoptère. La supériorité de la classe sociale se trouve démarquée de nouveau.

Le sport, c’est aussi une scène sur laquelle on performe son appartenance à une communauté :

"L'accoutrement", le comportement, le langage sont autant d'indices qui permettent très rapidement de classer les individus sur un lieu de pratique. On se jauge, on se reconnaît, on se compare, on s'oppose. La constitution des groupes s'appuie autant sur le niveau de compétence reconnue que sur le respect de valeurs non formulées.

Les sports d’hiver, un truc de riches soyons honnêtes

Selon l’étude Credoc 2023, seul·es 9% des Français·es sont parti·es en vacances l’hiver à la montagne. Et parmis celleux qui sont parti·es, 20% sont cadres, 17% ont les plus hauts revenus (> 2 900 € de revenu mensuel).

Cet article de Libération cite de nouveau le travail de Christian Pociello :

Dans le sillage d'une sociologie bourdieusienne, Christian Pociello a conceptualisé la notion d'« espace des sports », à la manière du concept de champs social, où le cas du ski s'inscrit dans un registre de pratiques propre à la catégorie des cadres supérieurs du privé. Autrement dit, cette caste salariale retrouverait donc dans un ensemble de disciplines alpines : l'esprit de conquête, d'agressivité et de goût du risque caractérisant si bien le monde l'entrepreneuriat et du management. De nos jours, il semble que l'orientation de ces disciplines vers un registre de l'extrême corresponde d'autant plus à cet habitus de classe, puisqu'elle invite finalement les pratiquants à rationaliser le danger et à le structurer.

L’excellence dans l’alpinisme

Delphine Moraldo a réalisé sa thèse sur l’alpinisme et opte pour une approche sociologie historique pour comprendre l’impact de l’excellence dans l’alpinisme.

Le premier club alpin est l’Alpine Club en Angleterre. Le club est exclusivement composé de bourgeois (industriels, banquiers, médecins). Ils sont à la base d’une idéologie de l’alpinisme :

  • l’impéralisme, les anglais sont les premiers alpinistes à se lancer à l’ascension des grands sommets alpins français. Ce qu’ils recherchent ? Etre les premiers à gravir un sommet, la difficulté ne les intéresse pas. L’idée est d’exporter la grandeur de l’empire britannique (dans un contexte bien colonialiste) et la conquête. Ils seront également les premiers en Himalaya.

  • l’idéologie sportive, Delphine Moraldo remarque que les alpinistes de l’époque mettent en valeur le fair-play sportif : respecter des règles, un code de l’honneur, souffrir en silence, se dévouer pour son équipe, respecter son adversaire = la montagne.

  • l’alpinisme comme un sport pas comme les autres, avec la professionnalisation du sport, les alpinistes vont très vite mépriser les guides, qui pratiquent l’alpinisme contre de l’argent. De même, de longs débats ont lieu sur le “style alpin” qui consiste à ne pas utiliser d’outils pour aider dans les ascensions.

Delphine Moraldo résume, les alpinistes méprisent :

  • les alpinistes des milieux populaires : l’accès au club alpin est conditionné sur l’origine sociale.

  • les touristes,

  • les guides,

  • les femmes.

Elle démontre également en quoi cet héritage culturel est encore très présent aujourd’hui.

Je vous conseille vivement d’écouter ce qu’elle dit de ses recherches dans cette vidéo : Pourquoi l’alpinisme est-il élitiste ?

Une lecture que je n’ai pas eu le temps d’avoir mais qui me semble être une réponse à ce que je viens d’écrire : Alpinisme & anarchisme, essai sur les vertus révolutionnaires de l’art de grimper les montagnes

Bon. Je me suis concentrée sur l’alpinisme et les sports d’hiver, mais il va de soit que l’ensemble des pratiques montagnardes est codifié, et dans une certaine mesure : élitiste.

J’inclue aussi le trail (où le matériel se révèle extrêmement cher et peu durable, avec un principe de compétition assez fort) mais également la randonnée, et notamment ce phénomène de mise en valeur de grands trek, d’autonomie, etc. Cela dit, j’ai trouvé très peu de littérature et de ressources à ces sujets.

Rendre la montagne accessible pour toustes

“La montagne est gratuite”.

C’est ce que dit le fondateur de l’association 82 4000 qui propose des expéditions alpi aux classes dévaforisées, qui n’ont, pour la plupart, jamais mis les pieds en montagne.

Et c’est également une question que je me pose en tant que (possible) future accompagnatrice moyenne montagne. Je sais que ce sont des CSP+ qui font majoritairement appel aux guides. Je sais qu’ils sont majoritairement blancs. Majoritairement des hommes. Majoritairement dans la cinquantaine.

A peu près tout ce que j’honnis en général en tant que féministe engagée, ou “wokiste” 🙂

Alors comment rendre la montagne plus accessible, et surtout moins élitiste ?

Mes sources :

Le tips - Ressemeler ses chaussures

Vous le saviez ? Perso, ça fait 25 ans que je fais de la randonnée et je l’ai appris l’année dernière. Il est possible de changer la semelle de vos chaussures de rando ! Pas besoin d’en changer dès que vous glissez trop 😉 (Et c’est environ 70€ chez Chullanka)

Malheureusement, toutes les marques ne le proposent pas. En cause : des semelles complexes à remplacer. Donc voici ce que j’ai trouvé pour vous aider pour votre prochain achat.

Les marques qui commercialisent des chaussures ressemelables : Lowa, KayLand, Scarpa, HanWag, La Sportiva.

Celles à éviter : Salomon, Hoka.

J’ai un gros doute sur : Merrell, Millet, CimAlp. Ces marques ne précisent pas grand chose à part des pages un peu bullshit. Personnellement, je recommande de faire attention à ces red flags pour le choix de vos marques : l' “économie circulaire” et “éco-conception” + des engagements flous et peu de traçabilité (un exemple).

Sinon, pour choisir ses chaussures, le mieux c’est de se faire accompagné·e par un·e pro, et tu peux aussi lire ce guide très complet d’Au Vieux Campeur (selon le type de rando, le terrain, ta morphologie, ton besoin de réparabilité).

Mes reco randonnées

Vallée du Rioumajou

Besoin d’un paysage bucolique et printanier ? Voici ma vallée préférée pour faire une sieste sur un matelas vert et moelleux, au son du chant des oiseaux et d’une rivière qui coule paisiblement.

Au programme, plusieurs sentiers possibles après avoir marché quelques kms depuis le parking de Frédançon (Saint Lary Soulan). Voici un itinéraire balade assez chouette à faire en famille.

Gorges du Verdouble dans les Corbières

Personnellement, je trouve que le massif des Corbières est sous-côté. Un paysage méditerranéen, bien collineux, entre châteaux cathares, gorges étroites, cascades et vignobles, je recommande vivement d’y faire un tour avant l’été.

Et voici une suggestion de randonnée vers les Gorges du Verdouble (également accessible en voiture, je recommande donc VRAIMENT de le faire hors-saison et si possible en semaine).

Le massif du Balaïtous

Au départ de ma vallée préférée des Pyrénées (barrage du Tech, Val d’Azun), montée vers le lac de Suyen pour ensuite filer vers le refuge de Larribet et les lacs de Batcrabère.

Un petit itinéraire à la fois bucolique et haute altitude, c’est vraiment tout ce que j’aime !

Mes ressources

En écoute

Latitude Pyrénées a interviewé Jean-Paul Crampe, premier défenseur et contributeur pour la réintroduction du bouquetin dans les Pyrénées

Au-delà de son récit de réintroduction au Parc National, c’est tout son parcours de vie et sa clareté d’esprit sur les enjeux montagnards qui m’ont bluffé dans cet épisode. Jean-Paul Crampe revient notamment sur son passé de chasseur avant de devenir “protecteur de la faune sauvage”.

Gaïardes - 2 merveilleux épisodes chez Noémie, éleveuse de porcs noirs dans le Gers

Les questions de l’élevage intensif, du veganisme, de la ruralité sont abordées dans ces deux épisodes et c’est vraiment hyper intéressant.

A lire

Concret, militant et les pieds sur terre, un vrai guide pour comprendre l’histoire de nos assiettes, la condition des travailleureuses en abattoirs, et évidemment en quoi l’antispécisme rejoint les luttes antiracistes et féministes.

Merci de me lire 🌸 

N’hésite pas à m’écrire pour me faire tes retours, me poser des questions, ou me faire des suggestions !

A tout bientôt - là-haut,

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